J’ai appris que The Making of the President – 1960 est un livre
L’auteur du livre est Theodore White.
Le jeu tire donc son titre d’un best-seller, prix Pulitzer. Le premier d’une série de comptes rendus détaillés, à saveur fortement littéraire, que T. White a écrits autour de quatre campagnes électorales américaines. On en a tiré un documentaire primé.
C’est devenu un jeu en 2007, par les bons soins des concepteurs Jason Matthews et Christian Leonhard. Matthews s’est spécialisé dans les jeux à caractère politique, comme le montre son impressionnante ludographie.
Pourquoi les concepteurs ont-ils spécifiquement choisi cette élection? Les jalons de la campagne de 1960 sont bien connus: l’élection d’un des plus jeunes présidents américains, le premier et seul catholique, qui serait assassiné en fonction trois ans plus tard. Mais ils ne peuvent à eux seuls faire un jeu. En y regardant de plus près, j’ai découvert que la campagne présidentielle de 1960 est effectivement exceptionnelle à plusieurs autres égards, et méritait, plus que bien d’autres, d’être le sujet d’un jeu historique. Les faits sont relativement récents, et l’information à leur sujet abonde.
Impossible de n’en rien apprendre.
J’ai appris que les résultats de la campagne de 1960 étaient les plus serrés du 20e siècle
Et parmi les plus serrés de l’Histoire. (Grover Cleveland a bien défait, au vote populaire, James Blaine par 24,000 voix en 1884, mais c’était dans un contexte bien trop différent pour être comparable.)
Sur 68 millions de votes exprimés, Kennedy n’a reçu que 113,000 voix de plus que Nixon. Une nano-majorité de 0.17%. Un écart du vote populaire pratiquement trois fois plus serré que celui qui séparait Bush et Gore dans la tragicomédie de 2000. Six états ont présenté une marge de victoire sous 1%, quinze autres sous 5%.
Et comme toujours dans les cas aussi serrés, des fraudes électorales ont été alléguées de part et d’autre.
Il va de soi que quand vous êtes concepteur de jeu, c’est d’abord ce que vous cherchez. Deux campagnes mouvementées, deux candidats populaires aux chances de victoire égales, mais pour des raisons diamétralement opposées. Et la tension d’un résultat incertain mais historique.
J’ai appris que cette photo existait…

Un délice. Je ne peux m’empêcher de sourire chaque fois que je la regarde. Elle est d’un comique tel qu’on la croirait posée. Les attitudes sont parfaites. Le sourire béat du badaud qui se contorsionne pour parvenir à approcher Nixon. Le pas pressé, les sourcils froncés, de ce dernier, obsédé par sa montre, qui ne peut démontrer moins d’intérêt envers un supporteur. Tout y est.
On la retrouve sur la carte La fatigue s’installe. L’excellente recherche iconographique faite sur ce jeu est d’ailleurs tout à l’honneur de l’équipe de développement et du concepteur graphique canadien Joshua Cappel .
C’est un choix judicieux pour illustrer que La fatigue s’installe, mais aussi, pour rester dans veine du présent article, pour illustrer combien les photos peuvent tromper…
C’est qu’elle a été prise près de 15 ans après l’élection de 1960, lors d’une visite en Belgique de Nixon, alors Président.
Le photographe est Charles Tasnadi, (1925-2008), un Hongrois qui a bravé barbelés et champ de mines pour faire défection en 1951. Il est devenu photo-reporter pour l’Associated Press et a travaillé à Washington pendant plus de 30 ans, couvrant, en plus de très nombreux autres sujets politiques, sept présidents américains.
Son hilarante photo de Nixon n’est pas sa seule du genre. Il avait le don de capturer des présidents dans des moments, disons, peu prédisentiels:
Gerald Ford qui s’esclaffe après une chute à ski, au Colorado en 1975:

Lyndon Johnson montrant fièrement à la presse la cicatrice d’une récente intervention chirurgicale à la vésicule biliaire:

Cicatrice que la plume acérée du caricaturiste David Levine a redessinée en lui donnant la forme du Vietnam:

On peut se régaler de cette photo et de l’acuité de son auteur. Mais on doit résister à la tentation de la retenir contre Nixon, qui n’était certainement pas aussi rude ou désintéressé qu’elle le laisse croire. Les photos sont des instants hors de proportion et peuvent aisément mentir, comme nous allons le constater à nouveau.
… Et que celle-ci, en quelque sorte, n’existait pas

Les deux leaders sont dans une maison modèle américaine, dans ce qui était, en 1959, une cuisine dernier cri. Le photographe a su «se placer sur la trajectoire du hasard», comme le disait Cartier-Bresson, et capturer plusieurs moments d’une discussion animée.
Les protagonistes sont bien sûr le secrétaire général de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, et le vice-président américain, Richard Nixon.
La cuisine et la maison modèle faisaient partie de l’American National Exhibition, tenue à Moscou en 1959. L’événement se voulait un effort de rapprochement mutuel entre l’URSS et les États-Unis (les Soviétiques avaient tenu une exposition semblable quelques mois auparavant à New York).
Le photographe est Elliott Erwitt, dont la la brillance n’est plus à démontrer.
De la cinquantaine de photos qu’il a prises durant ces quelques minutes, une seule passera à l’histoire. Elle a choqué les Soviétiques et galvanisé les Américains, et est devenue un des symboles de la Guerre Froide. Ce n’est pas un hasard qu’en plus de se trouver dans 1960: The Making of a President (Comparaison de la stature des candidats), elle figure aussi dans de deck de Twilight Struggle.

Un Nixon en feu, rivant son clou du bout du doigt à un Khrouchtchev médusé: les apparences ont fait de cette image l’icône qu’elle est devenue.

Mais voilà. Si la visite a effectivement donné place à des discussions politiques, ce qu’Erwitt a entendu dans la fameuse cuisine n’avait rien à voir avec l’«autorité» et le «courage» de Nixon face à la menace rouge.
Les deux hommes échangeaient des taquineries à propos des mérites de la soupe au chou.
S’il est une chose que les photographes ne doivent jamais faire, c’est de montrer leurs planches contact, ou de les exposer en public. […]. Parce qu’elles peuvent s’avérer trop révélatrices. Parce qu’on pourrait en tirer les mauvaises conclusions, ou pire encore, les bonnes.
– Elliott Erwitt
La planche contact de la séquence, telle qu’on peut la voir ici, confirme l’atmosphère cordiale et informelle. Et on voit aussi Khrouchtchev qui pointe son doigt à Nixon.
Erwitt a souvent raconté l’anecdote, y compris dans un épisode de l’excellente série Contacts, en 3 volumes.
J’ai appris que 1960 a été la première campagne où la télévision a joué un rôle significatif
La force de l’image
En 1960, ce qu’on considère maintenant l’âge d’or de la télévision, du succès fracassant de Milton Berle en 1948 au scandale de Quiz Show en 1959, était déjà passé. Près de 90% des foyers possédaient une télévision et la regardaient, en moyenne, cinq heures par jour.
Si la campagne de 1960 a révélé quelque chose sur la télé, c’est peut-être son immense pouvoir. Un pouvoir politique qu’il ne serait plus possible d’ignorer, la force des apparences.
Les quatre «Grands Débats» Kennedy/Nixon de 1960 furent les premiers à être télévisés. Le premier, tenu le 26 septembre 1960, a été le plus décisif et le plus regardé. Nixon et ses conseillers ont appris à leurs dépens combien impitoyable pouvait être le noir et blanc, et se sont fait servir une leçon magistrale sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’image médiatique.
L’anecdote est connue: Nixon sortait de l’hôpital, où il avait combattu une infection. Il avait refusé qu’on lui applique du maquillage, se contenant de poudre Lazy Shave, un substitut bon marché. Son complet et sa cravate clairs était dans les mêmes tons que le décor de fond. Et la chaleur des projecteurs l’a fait transpirer profusément.
Le résultat? Les 70 millions de téléspectateurs ont vu sur leur poste de télévision un candidat au regard fuyant, aux traits tirés barbouillés par un début de barbe, s’épongeant le visage. Un candidat de moindre stature qui peinait à s’imposer. En comparaison, son adversaire avait l’air détendu, plein d’aplomb, presque bronzé, et regardait directement la caméra.
Tout l’impact de la télé tient dans les résultats d’un sondage maison tenu après ce premier débat. Les électeurs ayant écouté le débat à la télé ont majoritairement déclaré Kennedy gagnant, alors que la plupart de ceux l’ayant écouté à la radio ont donné la victoire à Nixon.
La force de l’extrait
D’une conférence de presse qui a duré plus de 30 minutes, la télé a retenu, transformé et propagé une seule phrase. La réponse un peu exaspérée qu’a fini par servir le Président Eisenhower à Charles H. Mohr, journaliste du Time Magazine, au bout d’un long échange à propos de l’expérience de Nixon. Il lui demandait de citer un seul apport majeur de son vice-président à son administration.
Si vous me donnez une semaine, je pourrais peut-être en trouver un. Je ne me souviens pas.
Boutade cinglante envers Nixon, ou Mohr? Tentative d’humour, comme Nixon et Eisenhower lui-même le prétendront plus tard? À vrai dire, ça n’avait plus aucune importance: l’extrait était lancé. Et grâce à des techniques nouvelles, inacessibles à la presse écrite, il a été efficacement transformé, par le clan Kennedy, en une publicité assassine. Avec la reprise, on peut entendre – et voir – Eisenhower prononcer cette phrase non pas une, mais deux fois. Avec le montage, l’extrait est isolé de son contexte, mélangé à d’autres extraits soigneusement choisis, et inscrit dans un récit créé de toute pièce par un commentaire hors-champ pas très subtil, mais redoutablement efficace.
Aucune surprise, donc, que la carte Donnez-moi une semaine puisse faire perdre le momentum au joueur Nixon, et affaiblir sa position sur tous les enjeux.
De retour au jeu
C’est pourquoi avoir donné, dans 1960: The Making of the President, une place significative au débat et aux médias en fait un jeu historique si riche.
Une phase complète du jeu est consacrée au débat. Il est un mini-jeu en soi, pour lequel les deux joueurs ont tout intérêt à se préparer tôt. Il peut s’avérer un point tournant avant le jour de l’élection, et plus facilement tourner au désavantage de Nixon.
La mécanique entourant la présence des médias est aussi extrêmement thématique et habilement intégrée. Les joueurs acquièrent l’appui des médias dans chaque région en investissant de précieux points de capital politique. L’appui des médias permet au joueur de gagner plus d’appuis dans les états, en affaiblissant la main-mise qu’a son adversaire sur les états qu’il a remportés. Le joueur qui obtient le plus d’appui des médias pourra aussi prioriser les enjeux, qui seront abordés au débat. Ce qui constitue rarement un avantage décisif. Mais le génie du jeu est d’avoir fait en sorte que, comme la campagne Nixon l’a appris en 1960, les médias ne deviennent vraiment importants que dans la mesure où on les ignore.
Mon intention de départ était d’énumérer les nombreuses raisons pouvant expliquer le choix de l’élection présidentielle de 1960 comme sujet du jeu; mais déjà ces quelques-unes me semblent amplement suffire.
Elles suffisent, en tout cas, à faire de 1960 un jeu intelligemment conçu, satisfaisant à approfondir et savoureux à jouer.
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