Le chirurgien semblait d’excellente humeur. Après que je lui eus répondu que non, je n’avais pas le cœur sensible, et que non, la vue du sang ne me faisait pas tourner de l’œil, il m’a invité à assister à l’opération. Il me suffisait d’enfiler le survêtement de circonstance et de m’asseoir bien sagement dans un coin de la salle, et j’allais pouvoir être témoin de la naissance de mon premier enfant. Par césarienne.
Tout s’est déroulé très vite, et très bien. Ils avaient presque terminé quand le médecin, visiblement plus détendu, mais avec les mains toujours plongées dans l’abdomen de ma femme, s’est à un moment tourné vers moi en étirant un filament hirsute et sanguinolent: « Tiens, regarde – tu pourras dire que tu es un des rares maris à avoir vu les ovaires de sa femme! »
Même si cette remarque était inappropriée, il n’avait pas tort, il faut lui donner ça.
Curieusement, ce n’est pas l’image, quoique peu séduisante, qui m’est restée, mais la connaissance. La conscience apparemment inéluctable de ce détail anatomique s’est imprimée dans mon esprit par une sorte d’effet de persistance de la vision.
Avec pour résultat que, depuis, je pense sans doute juste un tout petit peu plus que nécessaire aux ovaires des femmes que je côtoie. Comme si j’étais désormais coincé avec une vision radiographique.
Eh bien les guides de stratégie produisent un effet semblable chez moi. De là la méfiance que j’éprouve à leur égard.
C’est qu’une fois qu’on a examiné attentivement les éléments internes d’un jeu, pour trouver comment y gagner, ou du moins y devenir plus performant, il n’y a plus vraiment de retour en arrière possible.
Je ne me préoccupe habituellement pas de guides de stratégie; la plupart ne sont qu’une énième collection de trucs et astuces, de recettes miracles promettant un succès instantané avec un minimum d’effort. Ils méritent donc à peine d’être mentionnés ici. C’est fait.
Il en va différemment pour les vrais bons guides de stratégie. Ils sont rares, et plus pernicieux, parce qu’ils peuvent parfois être utiles, et même intéressants; parce que les procédures, patterns et statistiques qu’ils dégagent peuvent parfois éclairer, améliorer l’un ou l’autre aspect de notre jeu, tout comme notre compréhension globale. Il faut souvent les dépouiller entièrement avant de voir tout ce qu’ils ont mis de côté, tout ce dont ils doivent ne pas parler. Avant de constater qu’ils n’abordent, qu’ils ne se spécialisent que dans une des dimensions les plus courantes et banales du jeu, la compétition.
J’aime croire qu’il y a tellement plus à connaître à propos d’un jeu que de savoir comment y gagner. Tout comme il y a plus à connaître à propos d’une personne que le fonctionnement de ses organes internes (ou à quoi ils ressemblent, d’ailleurs). C’est entendu, nos organes nous sont aussi vitaux que la compétition l’est au jeu. Mais ils sont aussi ce qu’il y a de plus commun, de plus redondant, de plus prévisible chez tout individu, sur qui, en plus, ils ne nous apprennent presque rien. Ils sont essentiels, mais loin d’être suffisants: il se trouve que nous sommes plus que le système formé par nos organes. Tellement plus, qu’eux et nous vivons pour ainsi dire une existence séparée.
Après tout, nul ne cherche à développer son empathie, ses habiletés relationnelles, à l’aide de traités d’anatomie.
Eh bien, si vous aimez les jeux, vous n’avez probablement pas grand-chose à faire des réponses et des solutions contenues dans ces guides non plus ; car pour vous, les jeux sont bien plus que des questions ou des problèmes à résoudre. Parce que vous savez que vous risqueriez d’en venir à voir, à penser et à agir en chirurgien.
Et la première chose qu’il faut au chirurgien est un patient inerte, non-réactif, totalement sous son contrôle, qu’il ne lui reste à manipuler correctement. Penser le jeu en chirurgien, c’est en fait ne plus voir le jeu dans son ensemble, ce qu’il signifie, mais bien seulement l’unique élément sur lequel on a appris à intervenir, à ne considérer que les cas sur lesquels on s’est entraîné. Le chirurgien ne peut procéder efficacement qu’en ignorant soigneusement la personne sur laquelle il opère. Connaître son patient personnellement peut même devenir une distraction fatale. C’est pourquoi la personne doit être désactivée, suspendue.
Ce qui fait qu’on peut rarement à la fois écouter ce qu’un jeu a à dire et le maîtriser.
Et c’est parfois un choix difficile.
Pour ma part je préfère mes jeux bien réveillés. Bien réactifs, bien alertes, bien contrariants. Bien opaques aussi, hors de mon contrôle, à jamais autres. J’aime les jeux qui m’échappent, qui me résistent. Qui me remettent en question ou à ma place. Qui m’interrompent, me décoiffent, me font trébucher, me broient. Me déçoivent, aussi. C’est comme ça que les jeux me parlent, qu’ils me disent, me montrent autre chose. Comme ça qu’ils me font adopter une pensée ludique; ce qui fait que nous conversons. Et ces conversations m’emmènent ailleurs. M’entraînent au-dehors, et parfois au-delà, de moi-même.
Le bien-être ludique, s’il existe une telle chose, est pour moi la résultante d’un équilibre précaire; entre le générique et le spécifique, entre le domestiqué et le sauvage, l’éprouvé et l’inconnu.
Entre maîtrise et surprise.
Sans spécialisation pas de chirurgien. Mais sans indéterminé, pas de jeu.
Qu’est-ce que bien jouer? Qu’est-ce que bien connaître un jeu? Qu’est-ce qu’un bon joueur? Quand on a osé apporter une réponse définitive à ces questions abyssales, et qu’en plus cette réponse demeure cruellement la même d’un jeu à l’autre, d’une partie à l’autre, d’un opposant à l’autre, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.
Quand le savoir-faire qu’on cultive est de fouiller avec doigté dans les entrailles de jeux neutralisés, banalisés, à la recherche des quelques leviers, des quelques manettes qu’on a appris à reconnaître, qu’on s’est pratiqué à manipuler, à opérer, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.
Quand on n’hésite pas à ligoter, à bâillonner un jeu à grand renfort de réponses, à emmurer son insondable dans un cachot de solutions, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.
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Je suis soulagé qu’il existe des gens qui se passionnent pour les ovaires. Qu’il existe des gens déterminés à devenir les meilleurs chirurgiens.
Mais je suis aussi soulagé qu’ils ne soient qu’une minorité.