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Leçon d’anatomie

31/01/2020 | Paul Dussault

Le chirurgien semblait d’excellente humeur. Après que je lui eus répondu que non, je n’avais pas le cœur sensible, et que non, la vue du sang ne me faisait pas tourner de l’œil, il m’a invité à assister à l’opération. Il me suffisait d’enfiler le survêtement de circonstance et de m’asseoir bien sagement dans un coin de la salle, et j’allais pouvoir être témoin de la naissance de mon premier enfant. Par césarienne.

Tout s’est déroulé très vite, et très bien. Ils avaient presque terminé quand le médecin, visiblement plus détendu, mais avec les mains toujours plongées dans l’abdomen de ma femme, s’est à un moment tourné vers moi en étirant un filament hirsute et sanguinolent: « Tiens, regarde – tu pourras dire que tu es un des rares maris à avoir vu les ovaires de sa femme! »

Même si cette remarque était inappropriée, il n’avait pas tort, il faut lui donner ça.

Curieusement, ce n’est pas l’image, quoique peu séduisante, qui m’est restée, mais la connaissance. La conscience apparemment inéluctable de ce détail anatomique s’est imprimée dans mon esprit par une sorte d’effet de persistance de la vision.

Avec pour résultat que, depuis, je pense sans doute juste un tout petit peu plus que nécessaire aux ovaires des femmes que je côtoie. Comme si j’étais désormais coincé avec une vision radiographique.

Eh bien les guides de stratégie produisent un effet semblable chez moi. De là la méfiance que j’éprouve à leur égard.

C’est qu’une fois qu’on a examiné attentivement les éléments internes d’un jeu, pour trouver comment y gagner, ou du moins y devenir plus performant, il n’y a plus vraiment de retour en arrière possible.

Je ne me préoccupe habituellement pas de guides de stratégie; la plupart ne sont qu’une énième collection de trucs et astuces, de recettes miracles promettant un succès instantané avec un minimum d’effort. Ils méritent donc à peine d’être mentionnés ici. C’est fait.

Il en va différemment pour les vrais bons guides de stratégie. Ils sont rares, et plus pernicieux, parce qu’ils peuvent parfois être utiles, et même intéressants; parce que les procédures, patterns et statistiques qu’ils dégagent peuvent parfois éclairer, améliorer l’un ou l’autre aspect de notre jeu, tout comme notre compréhension globale. Il faut souvent les dépouiller entièrement avant de voir tout ce qu’ils ont mis de côté, tout ce dont ils doivent ne pas parler. Avant de constater qu’ils n’abordent, qu’ils ne se spécialisent que dans une des dimensions les plus courantes et banales du jeu, la compétition.

J’aime croire qu’il y a tellement plus à connaître à propos d’un jeu que de savoir comment y gagner. Tout comme il y a plus à connaître à propos d’une personne que le fonctionnement de ses organes internes (ou à quoi ils ressemblent, d’ailleurs). C’est entendu, nos organes nous sont aussi vitaux que la compétition l’est au jeu. Mais ils sont aussi ce qu’il y a de plus commun, de plus redondant, de plus prévisible chez tout individu, sur qui, en plus, ils ne nous apprennent presque rien. Ils sont essentiels, mais loin d’être suffisants: il se trouve que nous sommes plus que le système formé par nos organes. Tellement plus, qu’eux et nous vivons pour ainsi dire une existence séparée.

Après tout, nul ne cherche à développer son empathie, ses habiletés relationnelles, à l’aide de traités d’anatomie.

Eh bien, si vous aimez les jeux, vous n’avez probablement pas grand-chose à faire des réponses et des solutions contenues dans ces guides non plus ; car pour vous, les jeux sont bien plus que des questions ou des problèmes à résoudre. Parce que vous savez que vous risqueriez d’en venir à voir, à penser et à agir en chirurgien.

Et la première chose qu’il faut au chirurgien est un patient inerte, non-réactif, totalement sous son contrôle, qu’il ne lui reste à manipuler correctement. Penser le jeu en chirurgien, c’est en fait ne plus voir le jeu dans son ensemble, ce qu’il signifie, mais bien seulement l’unique élément sur lequel on a appris à intervenir, à ne considérer que les cas sur lesquels on s’est entraîné. Le chirurgien ne peut procéder efficacement qu’en ignorant soigneusement la personne sur laquelle il opère. Connaître son patient personnellement peut même devenir une distraction fatale. C’est pourquoi la personne doit être désactivée, suspendue.

Ce qui fait qu’on peut rarement à la fois écouter ce qu’un jeu a à dire et le maîtriser.

Et c’est parfois un choix difficile.

Pour ma part je préfère mes jeux bien réveillés. Bien réactifs, bien alertes, bien contrariants. Bien opaques aussi, hors de mon contrôle, à jamais autres. J’aime les jeux qui m’échappent, qui me résistent. Qui me remettent en question ou à ma place. Qui m’interrompent, me décoiffent, me font trébucher, me broient. Me déçoivent, aussi. C’est comme ça que les jeux me parlent, qu’ils me disent, me montrent autre chose. Comme ça qu’ils me font adopter une pensée ludique; ce qui fait que nous conversons. Et ces conversations m’emmènent ailleurs. M’entraînent au-dehors, et parfois au-delà, de moi-même.

Le bien-être ludique, s’il existe une telle chose, est pour moi la résultante d’un équilibre précaire; entre le générique et le spécifique, entre le domestiqué et le sauvage, l’éprouvé et l’inconnu.

Entre maîtrise et surprise.

Sans spécialisation pas de chirurgien. Mais sans indéterminé, pas de jeu.

Qu’est-ce que bien jouer? Qu’est-ce que bien connaître un jeu? Qu’est-ce qu’un bon joueur? Quand on a osé apporter une réponse définitive à ces questions abyssales, et qu’en plus cette réponse demeure cruellement la même d’un jeu à l’autre, d’une partie à l’autre, d’un opposant à l’autre, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.

Quand le savoir-faire qu’on cultive est de fouiller avec doigté dans les entrailles de jeux neutralisés, banalisés, à la recherche des quelques leviers, des quelques manettes qu’on a appris à reconnaître, qu’on s’est pratiqué à manipuler, à opérer, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.

Quand on n’hésite pas à ligoter, à bâillonner un jeu à grand renfort de réponses, à emmurer son insondable dans un cachot de solutions, c’est qu’il y a déjà un bon moment qu’on ne joue plus.

*

Je suis soulagé qu’il existe des gens qui se passionnent pour les ovaires. Qu’il existe des gens déterminés à devenir les meilleurs chirurgiens.

Mais je suis aussi soulagé qu’ils ne soient qu’une minorité.

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Résonance

04/10/2019 | Paul Dussault

Je dois avoir l’air d’être en train d’essayer de faire réciter la Tirade du nez à une huître. Ou de commander un repas familial dans l’intercom déglingué d’un service à l’auto en pleine tempête de neige.

Mais en fait je suis en train de configurer un logiciel de reconnaissance vocale sur mon ordinateur. Et mes difficultés ne viennent pas du fait qu’il est en anglais – je suis francophone, mais je n’ai aucun mal à me faire comprendre en anglais, langue seconde dans laquelle je baigne depuis des lustres. La procédure est d’ailleurs banale: je lis au micro les phrases élémentaires que me suggère le programme, qui les retranscrit ensuite telles que je les ai prononcées. Tout irait donc rondement sans certains passages que, malgré mes efforts de diction éperdus décrits ci-haut, le système s’entête à traduire par le plus inextricable charabia.

*

Un de mes premiers patrons était un type compétent, plutôt charismatique, comme on dit, mais qui, contrairement aux exigences de sa fonction, possédait un niveau d’anglais nettement sous le seuil du rudimentaire. Comme une part importante de ses tâches consistait à recevoir des représentants des ventes unilingues anglophones et à négocier avec eux, je me demandais comment il arrivait, à l’aide des quelques mots de base dont il disposait, à tenir ces longues – et sans doute importantes – discussions en anglais; jusqu’à ce que j’en entende quelques-unes par hasard, depuis une pièce voisine.

Le stratagème qu’il employait (consciemment?) était simple. Il parlait en anglais avec le même aplomb que dans sa langue maternelle et, chaque fois qu’il ne trouvait pas le bon mot (c’est-à-dire très souvent), il glissait tout bonnement dans la conversation le mot français, qu’il prononçait à l’anglaise. Ça donnait une bouillie assez indescriptible, une sorte de pidgin hermétique, dont l’aspect le plus ahurissant était sans doute qu’on semblait le comprendre parfaitement. Les conversations allaient bon train, on échangeait, on acquiesçait, on s’esclaffait, on signait des ententes, et tout était toujours en ordre.

*

J’aime évoquer ces deux épisodes parce que je les considère comme des manifestations opposées d’un même fait de langue. Ils mettent en lumière cette même force mystérieuse, toute-puissante mais presque imperceptible, dont l’absence peut rendre méconnaissables les mots les plus méticuleusement prononcés, et dont la seule présence est capable de donner aux plus absurdes cafouillis la limpidité des mots familiers: l’accent tonique.

Qu’est-ce que ça a à voir avec les jeux historiques?

Eh bien, tout.

Le jeu historique s’attaque à des sujets tellement plus vastes que lui, qu’il doit en laisser de côté la plus grande part. Du moins s’il veut demeurer un jeu; personne ne veut passer huit ans à simuler la guerre des Gaules. Le travail délicat du concepteur d’un jeu historique – comme de tout type de jeu, en fait – consiste à lui ajouter un maximum de substance, en en retirant un maximum de détails.

C’est parce qu’on ne peut pas tout dire d’un sujet historique qu’il faut savoir exactement ce qu’on veut en dire. Évoquer les complexes interdépendances et asymétries à la racine d’événements, de conflits, de circonstances historiques, et ce à l’aide de quelques mécaniques, de quelques actions, de quelques conditions de victoire, ne va pas de soi. Mais si on a un propos, et qu’on sait s’y tenir, on ne sabre pas à tâtons; on arrive à abstraire sans amputer. Tout ce qui n’est pas notre propos tombe de soi-même comme une vieille peau.

La clé est d’avoir identifié ce sur quoi on veut mettre l’accent.

Et c’est parce qu’on ne conçoit pas dans un vacuum qu’il faut aussi bien identifier nos joueurs, ceux à qui on s’adresse, et s’identifier à eux. Un jeu dont le développement est habité par le public à qui on le destine s’imprègne de ses traits et particularités, de ses inflexions. L’immersion du joueur, malgré les erreurs, les omissions, les approximations et les biais du jeu, est d’abord – et peut-être uniquement – une question de résonance, de musique.

D’accent.

L’immersion, c’est avant tout une adhésion. Et on n’adhère pas à des dates, à des mécanismes, à des règles, à une échelle cartographique, à des types de terrain ou à un ordre de bataille.

On adhère à un propos. À une intention.

Les jeux ne sont pas faits pour transmettre aux joueurs des masses de détails. Il existe, pour ça, des kilomètres de rayons de publications savantes, et des gigas de tableaux Excel. Ce qui passe le mieux dans un jeu, comme dans toute expérience, c’est encore une intention. Moins un jeu est s’encombre de détails, plus son langage ressemble au nôtre, plus on s’y immerge facilement. Et c’est une fois immergé que la magie opère; on se met à fournir les détails soi-même, à compléter l’intention, en puisant dans ce que l’on sait, dans ce que l’on est.

Bien sûr que les représentants comprenaient mon patron; il savait leur faire saisir son intention, et ils comblaient ses lacunes eux-mêmes.

Et bien sûr que mes exercices de reconnaissance vocale tombaient à plat; je n’avais strictement rien à dire, ne m’adressais à personne. Je répétais des phrases creuses à une machine. Zéro intention, zéro accent, zéro résultat.

L’intention, l’accent, anime un jeu aussi sûrement que son absence le tue.

Ou plutôt, l’intention de l’auteur anime le joueur qui, à son tour, anime le jeu.

Un jeu dont l’intention est claire est un jeu qui sonne juste. Et un jeu qui sonne juste libère le potentiel de ses joueurs, qui se retrouvent tout satisfaits, tout enthousiasmés, comblés par le niveau de détail, l’exhaustivité, la vraisemblance irréprochable du jeu.

Sans toujours se douter que tout ça provient en fait d’eux-mêmes.

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Pour un jeu qui chante

12/09/2019 | Paul Dussault

Quand j’étais petit, un des plus sûrs moyens de me faire déguerpir, de me faire courir me mettre à l’abri sous un meuble, les paumes plaquées sur les oreilles, était de faire jouer de l’opéra. Ce déploiement torrentiel d’outrance sonore, jusque-là sans équivalent dans mon petit monde, me laissait chaque fois stupéfait, désemparé.

Avec les années ma terreur initiale s’est mutée en mépris, puis, finalement, en ennui; un ennui profond et apparemment irrémédiable.

C’est que la musique, les voix, les intrigues, les costumes, les maquillages, la durée – tout, dans l’opéra, est excessif. Ce genre carbure à l’exagération, au superlatif.

Pourquoi? J’ai ma petite idée là-dessus.

Au cœur de l’opéra, tout comme de ses pendants plus modernes comme la comédie musicale, on retrouve l’ambition d’être une espèce d’art total, le spectacle ultime, un alliage sublime de musique, poésie, danse, art dramatique et intrigue.

Le prix de cette ambition est que chacune des composantes de l’opéra doit être au service des autres; aucune ne peut s’épanouir en elle-même et pour elle-même.

La musique est cantonnée dans un rôle de soutien, à une fonction explicative; elle vient en appui au récit, en ponctuant, enjolivant, surlignant ses moments forts et ses personnages clés, à l’aide de motifs et refrains aussi convenus que reconnaissables. Mais voilà que le récit ne peut lui non plus progresser à un rythme normal et naturel; il faut pouvoir contracter, dilater, interrompre l’intrigue à volonté, au gré des précieux numéros de chant, de danse, et autres garnitures qui font le bonheur des amateurs.

Pour moi, le principal spectacle de l’opéra est d’y voir ces deux grandes forces, musique et récit, s’entre-dénaturer.

Et c’est parce qu’il est incapable de laisser sa musique, ses personnages ou son intrigue se développer, que l’opéra est obligé de tant les grossir. Qu’il est condamné à l’excès perpétuel, à l’enflure, à l’effet.

À la caricature.

Les jeux narratifs – ou les histoires interactives, selon le point de vue – me font un peu la même impression que l’opéra, et pour les mêmes raisons. On dirait qu’ils ont la même ambition, d’être cette espèce d’alliage sacré de deux grandes forces ancestrales. Mi-jeux, mi-récits, mais jamais tout-à-fait l’un ou l’autre, ils tentent de compenser les mêmes inévitables insuffisances à l’aide du même excès, du même clinquant. Chaque fois que je me suis attablé devant un jeu narratif, j’ai retrouvé un jeu scripté, domestiqué, taillé sur mesure selon les besoins d’une intrigue effilochée, bousculée par les ruades des mécaniques ludiques.

Ces jeux ne me poussent peut-être pas à trouver refuge sous les meubles – quoique parfois l’envie m’en prenne – mais me procurent le même ennui (à l’échelle – c’est tout de même un peu moins bruyant).

C’est parce que j’aime les jeux et que j’aime les récits que je les préfère sans concessions.

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Vu du ciel

29/08/2019 | Paul Dussault

Yann Arthus-Bertrand n’était pas le premier photographe à monter à bord de montgolfières et d’hélicoptères. Mais peut-être parmi les premiers à le faire à dessein, avec persistance; à en faire un projet. Et l’importance de son projet tient peut-être dans sa simplicité presque dérisoire. Peu de séries de photographies ont eu un impact aussi global. C’était bien sûr bien avant Google Earth. Ses photographies aériennes de paysages pourtant jusque-là familiers ont contribué à un profond changement de perception, de conceptions. Ont généré de nouvelles attitudes. Ni le sujet, ni la technique n’avaient changé. Mais le point de vue était radicalement différent. Quelques centaines de mètres d’élévation, et voici tout-à-coup un nouveau paysage. Les connexions qui irriguent notre monde. La place réelle qu’on y occupe. L’impact réel qu’on y laisse. Quelques mètres d’élévation, et toute notre vision transformée.

*

J’écoutais une entrevue avec l’inimitable Reiner Knizia, quand j’ai été frappé de l’entendre mentionner la pertinence d’un jeu.

Et j’ai été frappé d’être frappé – par ce terme tout simple.

Apte, justifié, compétent, significatif, propice, valable, utile, unique – indispensable – pertinent grouille de sens. Soulève un tas de questions. C’est un terme qui démange. Qui dérange.

Et un qualificatif splendide pour un jeu.

Parce que parler de jeux pertinents, ça ravive au moins le discours, en bottant le derrière aux « élégant », « thématique », « innovateur » et autre bois mort charrié sans discernement par le courant ininterrompu des commentaires ludiques.

Parce que plus on parle de jeux pertinents, plus on court-circuite la perception répandue qui veut que les jeux soient des passe-temps bénins et superficiels avec pour seul objet l’évasion et le divertissement; qu’ils sont, par définition, totalement dépourvus de pertinence.

Parce que la pertinence d’un jeu se situe au-delà du jeu lui-même. On ne peut être pertinent en vase clos. La pertinence est une relation. Un jeu ne devient jamais pertinent par lui-même, par la bande, par accident, ou avec le temps. Sa pertinence ne s’achète pas, ne peut être déterminée par les marchés, ni décrétée par les jurys. De fait, les jeux les plus pertinents sont souvent les plus impertinents – ceux qui se refusent à racoler, qui n’ont rien à cirer du mégasuccès commercial, qui n’hésitent pas à remettre en question, à décaper, à bousculer, les idées reçues, les dogmes à la mode, les façons de faire qu’on ne questionne plus.

La pertinence d’un jeu est la teneur, la portée du dialogue qu’il tient – avec d’autres jeux, son sujet, son public, sa culture, son époque.

Ce n’est pas banal, dire d’un jeu qu’il est pertinent.

Cela dit, ce qui m’intéresse bien plus que toute définition qu’on peut donner d’un jeu pertinent, ce qui me frappe avec ce mot, c’est l’altitude qu’il oblige à prendre. Comment il force à s’élever au-dessus du fourbi habituel. La qualité matérielle, le rendu esthétique, le succès commercial, le tapage narcissique de la chambre à écho, et même l’expérience qu’il offre, sont autant de lest qu’il faut jeter pour atteindre une altitude où on peut commencer à considérer la pertinence d’un jeu.

Le seul mot pertinent peut devenir la montgolfière à bord de laquelle on élève notre vision. Et l’appliquer à l’activité ludique peut être cette idée simple et radicale capable d’avoir sur notre petit monde des effets comparables aux essais photographiques d’Arthus-Bertrand.

Demandez-vous si, et combien, vos jeux préférés sont pertinents. Jetez du lest. Sentez-vous monter.

De quoi a l’air votre ludothèque, vue du ciel?

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Ingrédient essentiel

23/08/2019 | Paul Dussault

Eau, farine, beurre, lait, amidon, shortening, sucre, beurre de cacao, levure, gluten, gélatine, lécithine, caséine, protéine de lactosérum, glycérol, acide oléique, acide stéarique, acide ascorbique.

Ça vous met en appétit?

L’image que cette description vous laisse en tête ressemble-t-elle à cette délicieuse pâtisserie appelée mille-feuille? Ça devrait, pourtant: il s’agit de la liste des ingrédients.

Cette façon de décrire un mille-feuille nous laisse indifférents parce qu’elle ne s’adresse pas à nous, les consommateurs, les mangeurs de mille-feuilles. Elle n’utilise pas notre langage, ne considère pas notre point de vue, pas plus qu’elle ne répond ni même se soucie de nos attentes.

C’est ce qui explique que les mets ne sont pas décrits de cette façon dans les menus de restaurant.

Ce qu’il lui manque, pour faire le pont entre chimie et cuisine? Entre les ingrédients ou les procédures d’une recette et un plat?

L’expérience.

Il est facile, et malheureusement trop fréquent, pour les règles d’un jeu d’en arriver à ressembler à ça.

Récemment, je me préparais à une soirée de jeu en lisant la règle du jeu historique qui était au programme, et qui n’est pas dans ma collection. Ce jeu s’est avéré être un simple et amusant petit jeu de cartes. Et sa règle détaillée m’en avait absolument tout dit… sauf le fait qu’il s’agissait d’un simple et amusant petit jeu de cartes.

La lecture de cet amas de procédures, d’étapes intermédiaires, de sous-étapes éventuelles, de conditions et d’exceptions, toutes claires et précises mais sans la moindre vue d’ensemble, m’a laissé avec une seule certitude: que nous aurions affaire à un jeu presque injouable, d’une complexité assez invraisemblable.

À un point tel que j’ai mis un certain temps, une fois attablé devant le jeu, à me convaincre qu’il était d’une simplicité aussi totale.

Il est plus difficile de représenter l’expérience qui imprègne un jeu que celle que promet une pâtisserie. Montrer les composants du jeu, des éléments de son thème ou même ses joueurs ne suffit pas: cette responsabilité essentielle repose surtout sur la présentation de la règle. Mais voilà, les auteurs de la règle sont habités par cette vue d’ensemble depuis si longtemps, elle leur est devenue tellement habituelle qu’ils n’arrivent pas toujours à remarquer qu’ils ont négligé de l’inclure.

Le problème, si vous ne vous souciez pas de décrire suffisamment l’expérience au joueur, n’est pas qu’il devra jouer sans vue d’ensemble – c’est bien entendu impossible – mais bien qu’il s’en sera inévitablement fait une lui-même, sans même s’en rendre compte, à partir des éléments disponibles. Et cette vue d’ensemble risque fort d’évoquer votre jeu autant que la liste ci-dessus évoque un mille-feuille. Résultat? un mélange abrasif de frustration et de friction – un véritable plat de résistance.

La règle doit être à la fois recette et menu, puisque le joueur est à la fois cuisinier et convive.

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