Pourquoi jouer à un jeu de société en solitaire semble-t-il si absurde à certains?
Sans doute d’abord, dans la francophonie, à cause de l’expression « jeu de société », qui impliquerait que ce type de jeu est essentiellement conçu pour être joué à plusieurs, « en société ».
Je n’en suis pas si sûr.
Une longue parenthèse
Quelques constats me font plutôt penser que l’origine de l’ajout de « société » à « jeu » a bien peu à voir avec une quelconque suggestion que ces jeux doivent se jouer à plusieurs et que le plaisir collectif est leur raison d’être.
D’abord il est significatif que l’anglais utilise board game pour traduire jeu de société, et n’offre aucun équivalent direct à l’expression française. Social games est récent et a un tout autre sens, lié aux réseaux sociaux. Tout comme Party games, qui désigne un type léger de jeu de groupe qui n’a rien à voir avec les jeux de plateaux. Parlor games désignait les jeux d’intérieur comme les charades ou les Dames, par opposition aux outdoor games comme le croquet. Ce terme n’est plus vraiment en usage, mais est vaguement apparenté à notre jeu de société.
Ensuite il ne faut garder à l’esprit que, comme beaucoup d’autres cultures, l’Europe d’avant le XXe siècle condamnait sans appel les jeux de hasard; les jeux de cartes à l’argent, les courses et autres jeux de paris étaient généralement réprouvés et souvent illégaux. Mais aussi très répandus.
À un point tel qu’en français, c’est ce type de jeux, les jeux proscrits, qu’on a désignés pendant des siècles comme étant « le jeu ». Tout court. En témoignent de très nombreuses expressions populaires anciennes comme maison de jeu, l’enfer du jeu, avoir un problème de jeu, malheureux au jeu, heureux en amour. On retrouve d’ailleurs cet usage de « jeu » dans le nom de plusieurs organismes qui parsèment encore le paysage francophone actuel: je ne crois pas que les Ministères de la loterie et des jeux, et autres Régies des alcools, des courses et des jeux, se préoccupent beaucoup de Monopoly, de Carcassonne ou d’Arkham Horror.
L’anglais distingue ces deux types de jeu. Game, to play a game et player pour le « bon » jeu et celui qui s’y livrait, versus gambling, to gamble et gambler pour le « mauvais » jeu et l’amateur de jeux de hasard.
Mais en français, « jeu » et « joueur » étaient déjà pris et fortement associés aux activités illicites et aux tripots mal famés. Comment, alors, désigner les divertissements honnêtes, les jeux de salon légitimes et tranquilles auxquels se livraient les gens « comme il faut », ce qu’on appelait à l’époque la bonne société?
En les appelant tout bonnement les jeux de société.
Au moins ainsi les choses étaient claires, d’un côté, le vice du « jeu », et de l’autre, le jeu « de (la bonne) société ».
Et si cette expression aussi désuète qu’increvable a pu survivre et à la disparition de la réalité sociale qu’elle décrivait, et au foisonnement actuel des jeux de table, c’est sans doute grâce au mot société qui, lui, a continué d’exister, mais dans le sens moderne qu’on lui connaît.
Et c’est sur ce malentendu, ce glissement sémantique, que s’appuient ceux qui voient dans « jeu de société en solitaire » une contradiction dans les termes.
Interactions et modèles
Or ce n’est pas de société dont tout jeu a besoin. C’est d’interactions. Est-ce que ces interactions doivent toujours être humaines? Je trouve que c’est de moins en moins vrai. Surtout pas avec les moyens d’aujourd’hui, qui produisent, avec l’ordinateur autant qu’avec le carton, des interactions plus crédibles que jamais.
Tout dépend aussi des jeux dont on parle. Il y a des catégories de jeux de table particulièrement propices au jeu solitaire.
Les jeux coopératifs. Dans des jeux à la Mage Knight ou à la Pandémie, tous les joueurs sont du même côté, et affrontent les mécanismes du jeu. Comme cette opposition ne tient pas compte du nombre de joueurs, on peut très facilement y jouer seul.
De la même manière, certains jeux compétitifs à l’européenne, dans lesquels l’interaction se fait plutôt avec les mécanismes du jeu qu’avec les actions des autres joueurs – les fameux jeux solitaires multi-joueurs — sont de bons candidats pour le jeu en solitaire. Au premier chef les jeux d’Uwe Rosenberg, comme Odin, Loyang ou Caverna, qui ne nécessitent pratiquement aucune adaptation pour offrir d’excellentes expériences solo.
Simulations
Mais les jeux qui sont les plus propices au jeu solitaire – et les plus fructueux – sont ceux qui utilisent la simulation. Une méthode répandue de ce faire est d’inclure une « intelligence artificielle », autrement dit un ensemble de règles pour simuler, souvent avec une acuité étonnante, le jeu d’un ou de plusieurs autres joueurs. On retrouve ce type d’opposition programmée dans plusieurs des jeux à l’européenne de Vital Lacerda. Du côté des jeux historiques, les jeux de la série COIN, par GMT Games, en sont probablement l’incarnation la plus perfectionnée.
Mais la simulation dans le jeux de table ne se limite pas à l’intelligence artificielle de papier. De plus en plus de jeux de guerre ou jeux historiques visent à représenter, et à plonger les joueurs dans des événements et des circonstances réels.
Et de tels jeux de simulation fonctionnent particulièrement bien en solo parce qu’ils contiennent un modèle.
Un modèle, tout en étant lié à ce qu’il représente, est autonome, multiforme, et ne repose pas sur un script figé. Il encapsule ses règles et expose aux joueurs un comportement, leur présente des choix difficiles, et réagit à leurs décisions. Les jeux de simulation sont tout en interactions, et sont d’excellents générateurs de conséquences.
C’est peut-être pourquoi les jeux de guerre sont si souvent joués en solo. Les wargamers sont connus – et souvent raillés – pour leur disposition à jouer seuls à leurs jeux-fleuves multi-joueurs, en faisant l’exercice schizophrénique d’incarner chaque faction à tour de rôle. Bien entendu, le fait que ces jeux soient longs et difficiles explique pourquoi on y joue souvent seul. Mais pas pourquoi y jouer seul est aussi intéressant et satisfaisant. Ça, c’est plutôt grâce au modèle. Il n’existe pas, après tout, une longue tradition de backgammon en solitaire.
On entend souvent les jeux solitaires se faire écarter d’une boutade – ce ne serait pas des jeux, mais de simples puzzles.
C’est un peu court.
Ces jeux ne sont pas des puzzles, mais des modèles. On oublie souvent que dans tous ces jeux, ce qui nous retient, ce qui est le moteur du plaisir et du jeu, c’est le modèle – et non la société.
Un modèle est bien plus qu’un puzzle; il résiste, il amplifie, il surprend; dans les mots de Dan Verssen, c’est un puzzle qui riposte.
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