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Grognard*

03/05/2017 | Paul Dussault

Ils grognaient mais le suivaient toujours, par Auguste Raffet (1836)
Ils grognaient mais le suivaient toujours, par Auguste Raffet (1836)
  1. Joueur spécialisé dans les jeux de guerre de type « pions et hexagones », les simulations historiques réalistes et complexes ou les jeux monstres.
  2. Joueur vétéran, féru d’histoire militaire, avec une préférence marquée pour les jeux « à l’ancienne » (années 70) et qui se montre volontiers critique à l’endroit des jeux et systèmes plus modernes et de leurs adeptes.
  3. Dans le jeu historique et le jeu de rôle, joueur qui préfére systématiquement les versions antérieures des règles aux nouvelles.

Ils m’appellent grognard
Je ne suis qu’un joueur
Chacun a son propre style
J’aime les vieux jeux
Tu aimes les nouveaux jeux
Quand tu auras mon âge, tes nouveaux jeux seront vieux

Diamond Cross

Qu’est-ce qui va vous arriver si vous traitez un joueur de grognard?

Il sera peut-être ravi que vous saluiez son expertise militaire, son appétit pour les livrets de règles fleuve et le réalisme détaillé, son esprit critique et son franc-parler. Ou il s’offusquera que vous le voyiez comme un réactionnaire réfugié dans les jeux vieillots, désuets au graphisme suranné – un joueur rétro intransigeant qui se méfie de tout ce qui est nouveau et populaire. Ou une sorte de mésadapté nostalgique de l’Âge d’or des jeux de guerre qu’ont été les années 1970.

Le fait est qu’on ne s’entend pas même à savoir si grognard est un compliment, une injure ou une moquerie.

Et la plupart des glossaires ne sont d’aucun secours: ils définissent grognard comme synonyme d’amateur de jeux historiques ou militaires, de wargamer.

Tous les wargamers ne sont pas des grognards.

Il est clair que le grognard est une variété particulière de wargamer, ou de belliludiste. Le grognard est un vétéran, un endurci, un exclusif… et un insatisfait. Quelque chose l’irrite, contre lequel il lui faut se plaindre, grogner. D’où sa propension à la récrimination et au sarcasme.

Origines

Le cochon grogne. Par son museau qui, de façon similaire, s’appelle le groin. Grogner, grommeler, gronder, rognonner… verbes voisins de son et de sens, et qui partagent la même origine: le cri du cochon. Le mot sonne comme ce qu’il désigne. Et pas seulement en français, en vieux français (gronir) ou en latin (grunnire), mais aussi dans plusieurs langues européennes (catalan: grunyir, espagnol: gruñir, portuguais: grunhir, italien: grugnare, ou en anglais (groan, growl, grunt, grumble, grouch).

Et c’est le français grogner qui nous a donné grognard. Que l’anglais a repris tel quel, même si la prononciation répandue, grog-nar-d, obscurcit ses origines et fait un peu mal aux oreilles.

XIIe siècle

Le grognement, c’est d’abord, dans plusieurs manuscrits du XIIe s., le cri du cochon. Puis aussi ce son bas, menaçant, émis par d’autres animaux, du sanglier au chien, en passant par l’ours et le loup, quand ils ne sont pas contents.

XVIe siècle

Quatre cents ans plus tard, grogner est souvent employé au figuré dans la littérature. Les humains qui ronchonnent entre leurs dents grognent. Les grognons sont des gens de mauvaise humeur ou de mauvais caractère. Les grognards sont ceux qui ont l’habitude de se plaindre.

1807 – Ils grognaient et le suivaient toujours

C’est à Napoléon qu’on doit d’avoir associé grognard au monde militaire. La Grande Armée, qu’il a créée, était réputée pour sa discipline et sa loyauté à l’Empereur. Mais elle possédait un corps d’élite encore plus notoire, formé de soldats cumulant un ensemble de qualités pas si courantes à l’époque:

  • Mesurer au moins 6 pieds
  • Savoir lire et écrire
  • Être vétéran d’au moins 10 ans
  • Avoir toujours eu un comportement irréprochable
  • Avoir déjà été cité pour bravoure

Le haut statut des Fusiliers de la Vieille Garde leur conférait certains privilèges, dont celui de pouvoir conseiller l’Empereur, et celui de marcher tout juste derrière lui. Napoléon vouait un tel respect aux membres de sa Vieille Garde qu’il leur permettait même de se plaindre directement à lui.

Et ils ne se gênaient pas.

Parce qu’il y avait matière à se plaindre dans l’armée napoléonienne. Les soldats étaient la plupart du temps mal vêtus, mal chaussés, mal nourris, mal soignés et payés en retard, quand ils l’étaient.

Il faut croire qu’ils se plaignaient beaucoup, parce que Napoléon les surnomma affectueusement, à partir de la campagne de Pologne en 1807, ses Grognards. Le surnom, venu de haut, se répandit, et leur resta. Leurs exploits – et leur perpétuel mécontentement – sont entrés dans la légende, comme en témoignent plusieurs récits, poèmes et chansons.

1913 – Little Wars

Grognard semble être resté à l’écart du monde du jeu au XIXe s. Le mot brille par son absence pendant toute la première « vraie » période de développement du jeu de guerre, avec la popularité des jeux de figurines en Europe. Et pourtant, parmi ses adeptes les plus avides se trouvent des écrivains pas exactement à court de mots, comme H.G. Wells et R.L. Stevenson.

H.G. Wells mesurant un coup avec une ficelle (Illustrated London News, 1913)
H.G. Wells mesurant un coup avec une ficelle (Illustrated London News, 1913)

Par exemple, grognard n’apparaît pas une seule fois dans Little Wars, le petit livre de H.G. Wells publié en 1913, qui est peut-être le premier livre de règles d’un jeu historique jamais écrit.

1961 – Avalon Hill

Il faut attendre encore une cinquantaine d’années pour voir grognard apparaître dans le monde ludique.

Les années 1960, c’est le règne de l’éditeur Avalon Hill, qui non seulement a mis au monde des jeux de guerre classiques (Afrika Korps, Tactics II, Blitzkrieg), mais surtout a contribué à ce qu’on appelle l’Âge d’or du jeu de guerre.

Comparés aux jeux de figurines, joués sur de grandes maquettes détaillées, les jeux de guerre proposés par Avalon Hill sont plus abstraits, se jouent sur des cartes, avec des pions en carton, et sur table. C’est une petite révolution.

Et cette nouvelle tendance ne fait pas le bonheur de tous les joueurs.

Il existe une classe de joueurs qui ne se contentent pas de rejouer des batailles particulières. Ils en ont étudié tous les aspects. Ils en connaissent la topographie, la météo et le déroulement minute par minute. Surtout, ils ont consacré des mois à reproduire tous ces éléments dans le détail, pour ensuite passer des jours, des semaines, penchés au-dessus de leurs maquettes, à jouer, en groupe.

Dave Arneson (haut droit) au milieu d'une bataille napoléonienne (David Wesely, US Wargaming, 1966).
Dave Arneson (haut droit) au milieu d’une bataille napoléonienne (David Wesely, US Wargaming, 1966).

En comparaison, l’expérience compacte offerte par les jeux d’Avalon Hill, tout entiers contenus dans une boîte, s’installant en quelques minutes sur une table et se jouant en quelques heures, était regardée de haut par ces joueurs: le grognard ludique était né.

Mark Guttfreund et Bert Schoose jouant à Afrika Korps, aux WBC en 2008 (source: mapandcounters.blogspot.ca)
Mark Guttfreund et Bert Schoose jouant à Afrika Korps, aux WBC en 2008 (source: mapandcounters.blogspot.ca)

1974 – SPI

Et c’est pourtant précisément ce type de jeux qui est devenu, une dizaine d’années plus tard, le nouveau fief des grognards.

James Dunnigan, un phare du jeu historique et fondateur de Simulations Publications, Inc. (SPI), affirme que le mot grognard était dans l’air, aux bureaux de la compagnie. Le concepteur John Young, spécialiste de la période napoléonienne, s’était mis à appeler grognards les joueurs vétérans experts chargés de tester ses prototypes et de rapporter leurs défauts. La référence lui est donc sans doute venue naturellement.

1975 – TSR

Avant de passer à l’histoire comme les créateurs de Dungeons & Dragons, Gary Gygax et Dave Arneson étaient deux mordus de jeux de guerre avec figurines. Tactical Studies Rules (TSR), l’éditeur de Dungeons & Dragons co-fondé par Gygax en 1973, publie d’abord un jeu de guerre. Et la rencontre amicale mise sur pied en 1968, à Lake Geneva au Wisconsin, est d’abord une rencontre entre wargamers.

GenCon X

À GenCon, de 1968 à 1975, on joue à la guerre, de toutes les façons.

Mais à partir de 1975, la popularité Dungeons & Dragons explose. Et GenCon devient la grand-messe du jeu de rôle. Les durs-à-cuire du jeu historique se retrouvent de plus en plus minoritaires parmi les milliers de joueurs qui assistent aux premières éditions de GenCon. Cette « vieille garde » résiste. Ces grognards râlent contre la foule bruyante, toujours plus grosse, de jeunes geeks qui sont là pour la fantaisie, les déguisements, et l’aventure.

Et maintenant?

Depuis cette époque, et jusqu’à il y a quelques années, ce qu’était un grognard était clair. Parce que ce qu’était un jeu de guerre était clair.

Aujourd’hui les choses ne sont plus aussi simples.

La grande disponibilité d’informations de qualité, un grand bassin de concepteurs, un plus large public, de meilleurs moyens de développement et de production sont parmi les facteurs qui ont récemment donné lieu à une prolifération sans précédent de simulations historiques de toutes sortes. La nature de la plupart de ces jeux « de guerre » tend à être de moins en moins exclusivement militaire. Les conflits militaires sont de plus en plus traités et explorés sous leur perspective scientifique, technique, sociale ou politique, plutôt qu’en termes de manoeuvres strictement stratégiques ou tactiques.

En conséquence, les simulations historiques n’ont jamais couvert autant de sujets différents, ne les ont jamais approchés sous tant d’angles, à autant d’échelles, de niveaux d’abstraction, ni avec autant de mécanismes et systèmes nouveaux. De nombreuses déclinaisons de jeux pilotés par cartes, de jeux de blocs, de mécaniques de jetons et de cartes s’imbriquent et nous arrivent dans toutes sortes de systèmes asymétriques, multi-joueurs ou solo, qui sont parfois des croisements avec les jeux à l’américaine (alternate history), ou à l’européenne (weuros). Par ailleurs, beaucoup de jeux de guerre de qualité sont plus courts, plus simples, peuvent même se jouer avec des enfants.

Il n’est donc pas facile de situer le grognard dans le panorama actuel. Chose sûre, définir grognard comme celui qui joue à des jeux de guerre n’a jamais été aussi insuffisant et inutile.

Quant à ce qu’est un jeu de guerre, ce sera pour une autre fois.


Références et autres ressources

  • Grognard sur Wikipédia
  • Grognard sur Wiktionary
  • Grognard par Alan Emrich
  • Grognard sur CNRTL
  • Grognard dans le Littré
  • Grognard sur Urban Dictionary
  • Les Grognards sur The Escapist
  • Tentative de définition de Grognard sur BoardGameGeek (1)
  • Tentative de définition de Grognard sur BoardGameGeek (2)
  • Tentative de définition de Grognard sur Reddit
  • Tentative de définition de Grognard sur Dragonsfoot
  • Prononciation de Grognard
  • Évolution de la clientèle de GenCon
  • Auguste Raffet
  • Glossaire de l’armée napoléonienne
  • Humour de grognard
  • Les Grognards (Édith Piaf)
  • Les Grognards (Annie Cordy)

Ngram de grognard.
Qu’est-ce qu’un Ngram?

Voir aussi
  • Cuba Libre. Une étude en pédagogie COIN
« Retour aux Mots du jeu
Voir aussi
  • Hex*

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